Jacques Berthier

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Jacques Berthier, un serviteur de la musique liturgique
Entretien paru dans la revue « Célébrer », janvier 1994, n° 236

gesendet von fr. Benoît, Taizé

Jacques Berthier et son épouse Germaine de Lioncourt ont quatre enfants et de nombreux petits-enfants. Tous deux sont issus de familles de musiciens professionnels liés à la Schola cantorum puis à l’École César Franck.
Jacques Berthier naît à Auxerre en 1923, et grandit « dans » la musique liturgique en participant, comme son père, à toutes les célébrations à la cathédrale comme choriste, organiste et chef de chœur. Arrivé à Paris en 1960 pour travailler au secteur disque des éditions Fleurus, il devient titulaire de l’orgue de l’église Saint-Ignace et développe son activité de compositeur pour la liturgie qui ne va cesser de s’accroître. Ses compositions pour les rassemblements de jeunes organisés par les frères de Taizé sont chantées aujourd’hui à travers toute l’Europe et même jusqu’au Japon et aux États-Unis.
Il compose aussi pour les monastères, hymnes, psaumes, antiennes et répons, souvent en collaboration avec la Commission francophone cistercienne. Dans les années quatre-vingt, il écrit plusieurs messes pour des groupes de jeunes (Scouts, MEJ) et pour la venue du pape Jean-Paul II à Lyon en 1986, en collaboration avec Didier Rimaud. Plus récemment, il a écrit des cantates : On peut vivre sans musique, mais moins bien (texte de Daniel Hameline, voir Célébrer n° 232, p. 48), Cantate en forme de croix (texte de Didier Rimaud).
Pas du tout grisé par ce succès, redoutant les honneurs et la célébrité, Jacques Berthier n’a jamais cherché d’autre place que celle qu’il occupe depuis qu’il est musicien d’Église : serviteur du chant des fidèles dans la liturgie. Nous le remercions d’avoir accepté l’interview ci-après.

Les assemblées liturgiques francophones et des jeunes de nombreux pays connaissent les musiques de Jacques Berthier depuis dix ou quinze ans seulement. Mais je crois que vous écrivez de la musique depuis plus longtemps.
Voici la liste de mes œuvres (il feuillette un gros catalogue vert), cela donne une bonne idée. J’ai noté toutes mes compositions sur ce cahier qui m’a été donné par Jean d’Indy, le fils de Vincent d’Indy. Il contient environ mille deux cents titres. Ma première composition sérieuse se nomme Vitrail, une pièce pour orgue de 1938, j’avais quinze ans. 1940 : Ave, maris stella, motet à quatre voix mixtes. Mais dans ces années, il y a surtout des œuvres profanes. Le répertoire sacré était abondant, et je n’avais pas la science de mon père pour écrire des motets contrapuntiques de valeur. D’ailleurs, l’idée ne m’en serait pas venue.

Quelle formation avez-vous donc eue pour pouvoir écrire si jeune de la musique ?
À Auxerre, où je suis né, ma chambre était à côté de la salle de musique de mon père, et mon lit d’enfant, contre la cloison. Mon père se couchait à trois heures du matin, si bien que j’entendais jouer tout le temps, peut-être même inconsciemment. Mon père, Paul Berthier, a tenu l’orgue de la cathédrale d’Auxerre pendant plus de cinquante ans. La cathédrale était vraiment notre deuxième maison. Un de mes plus anciens souvenirs date de 1926, j’avais trois ans. Mes parents m’emmenaient à la tribune de l’orgue tous les dimanches à dix heures. Comme il y faisait toujours froid, mon père jouait emmitouflé dans une grande écharpe. Je me souviens très bien de ce duo entre l’orgue en bas qui accompagnait les chantres avec le chœur rempli d’hommes et mon père au grand orgue qui semblait couvrir la nef bondée.
Mon père et ma mère dirigeaient alternativement la schola. Et pour préparer les grandes fêtes, les répétitions avaient lieu à la maison : le lundi, les femmes, le mardi, les hommes, le vendredi, tout le monde. J’entendais tout cela, et très tôt je sus par cœur quantité de motets et de chants sacrés. J’ai encore un petit carnet dans lequel mes parents ont noté les principaux événements qui me concernaient jusqu’à mon mariage :
« Octobre 1928, Jacques, cinq ans, commence à travailler l’orgue tous les jours… Avril 1930, sept ans. Il accompagne, pour la première fois, les chants de la messe sur l’orgue du chœur de la cathédrale. Six mois plus tard, il joue, à la sortie de la grand-messe au grand orgue, un petit morceau de sa composition. Aucune émotion, aucune faute ! »
À partir de cette époque, mon père me fait jouer et accompagner à chaque occasion, et j’y prends de plus en plus de plaisir. J’apprends mon métier.
Mes plus anciens souvenirs de promenade se rapportent toujours au chant et à la musique d’Église. Mes parents avec leur schola, et nous, leurs trois enfants, partions très souvent le dimanche après-midi dans les villages d’alentour, jusqu’à Sens, Tonnerre, Vézelay, Avallon, chanter les Vêpres et un Salut solennel, suivis souvent d’un petit concert à la salle paroissiale. Tout le pays était là, et la recette allait servir à réparer un vitrail ou à installer une nouvelle cloche.

Vous n’avez donc jamais eu de professeur de musique ?
Si, j’ai appris le piano tout petit avec ma mère, comme mes filles Christine et Diane apprennent aujourd’hui le piano à leurs enfants. Ma mère était pianiste et dès l’âge de dix-huit ans, elle était organiste à la cathédrale, avant mon père.
Puis, jusqu’au bac, j’ai continué avec un professeur qui venait toutes les semaines à la maison ; il était aussi organiste dans une autre église de la ville. Il me donnait des leçons plus élaborées que celles que me donnait ma mère. Avec mon père aussi j’ai fait du contrepoint. Mais surtout il m’a enseigné l’harmonie. Et je pense que c’est cette formation très jeune à l’harmonie qui fait que mes partitions sont toujours très bâties harmoniquement.

Votre formation musicale se poursuit-elle aussi à l’école ?
Non, j’ai fait mes études générales chez un professeur particulier qui avait quelques élèves. À cette époque, il n’était pas possible que le fils de l’organiste de la cathédrale d’Auxerre aille à l’école laïque, cela ne se faisait pas, ça aurait été très mal vu. Et il n’y avait pas d’école secondaire catholique à Auxerre. Ce professeur était extraordinaire, nous ne suivions pas le programme officiel. Nous avons fait beaucoup de philosophie, du grec ; mais aussi bien nous apprenions à nous exprimer, à tenir une conversation etc., et cette formation nous a menés jusqu’au bac.

C’est l’époque de la guerre.
Oui, je me suis engagé à vingt et un an, et me suis retrouvé dans les Vosges et jusqu’en Autriche avec la découverte de la guerre, de la mort. Mais en Autriche, c’était musicalement intéressant, j’ai fait la connaissance de nombreux musiciens et… musiciennes.
Quand je suis revenu en 1945, mon régiment était à Montluçon et je suis rentré à la musique militaire ; j’avais appris le hautbois à Auxerre. Or mon régiment fut choisi pour défiler sous l’Arc de triomphe avec De Gaulle le 14 juillet 45. Mais en cas de défilé, le hautbois et la flûte ne sont pas utilisés à cause de leur fragilité, et puis derrière les clairons on ne les entend guère ! On confie au flûtiste et au hautboïste les cymbales et la grosse caisse pour les défilés. Je me suis donc retrouvé avec une énorme cymbale en bronze de près de cinq kilos dans chaque main et il fallait les lever, je n’y arrivais pas. Au bout de vingt mètres de répétition du défilé, le chef de musique qui marchait derrière moi me dit : « Berthier, levez les bras ! »
Finalement, j’ai passé le 14 juillet 45 à nettoyer les W.C. du cantonnement à Montluçon, et c’est le flûtiste, très costaud, menuisier de métier qui a tenu les cymbales pour le défilé à Paris ! Mais je suis encore capable aujourd’hui de jouer sans me tromper la partie de grosse caisse de la Marseillaise et des autres musiques militaires !
Quand j’ai été démobilisé, avant de commencer mon métier de mercier en gros, j’ai demandé à mes parents d’aller faire des études musicales à Paris. Ils y tenaient beaucoup, et ils ont écrit à Guy de Lioncourt, neveu de Vincent d’Indy, en lui rappelant que mon père avait été codisciple de d’Indy, et en lui demandant s’il voulait me prendre comme élève : mon père avait fait ses études musicales à la Schola cantorum que Vincent d’Indy avait créée en 1894. Là, il avait comme amis tous les musiciens de l’époque, dont Guy de Lioncourt qui avait fondé l’école César Franck en 1934. Guy de Lioncourt a été d’accord et je suis arrivé en octobre 1945 à Paris.
Je logeais chez les Petits chanteurs à la croix de bois qui avaient été fondés en 1907 par mon père, et je suivais les cours : orgue, grégorien, improvisation, harmonie. Et surtout le cours de composition de Guy de Lioncourt qui avait repris le cours de d’Indy. Ce cours consistait à apprendre la musique en parcourant toutes les musiques de l’histoire occidentale, en commençant par les plus anciennes pour arriver jusqu’à la musique contemporaine, Boulez et les autres. Ce qui était très intéressant, c’est qu’on nous demandait de composer dans le style de chacune de ces musiques : grégorien, médiéval, classique, romantique, etc. Ainsi, lorsqu’on étudiait Guillaume de Machaut, on avait à composer un motet selon cette manière d’écrire.
J’ai donc étudié à temps plein pendant une année scolaire. Et c’est cette année-là que j’ai fait la connaissance de ma femme, fille de Guy de Lioncourt. Nous nous sommes mariés en 1946 et j’avais alors d’autres soucis que la suite des études. Nous sommes donc rentrés à Auxerre et nous avons eu rapidement des enfants. Je gagne alors ma vie en travaillant dans la mercerie en gros fondée par mon arrière-grand-père. Et je suis organiste, bénévole comme tous les organistes à cette époque. Je continue à composer pour moi, je vois sur mon catalogue en 1952 on en est au n° 93.

Puis vous travaillez alors pour le père Gelineau.
Oui, en 1954, il publie un premier recueil dans lequel il y avait Le Seigneur est mon berger, et tous les succès du père Gelineau. Ce recueil s’appelait Vingt-quatre psaumes et un cantique (Éditions du Cerf). Les antiennes et les psalmodies étaient toutes de lui. Quand il a fait son second volume, Cinquante-trois psaumes et quatre cantiques l’année suivante, il s’est rendu compte qu’il fallait plusieurs antiennes par psaume, de façon à ce qu’ils puissent s’adapter à telle ou telle circonstance liturgique. Il a donc demandé aux uns et aux autres, amis et compositeurs, de faire des antiennes. C’est là que j’ai commencé à travailler pour le père Gelineau et que je suis vraiment entré dans la composition pour la liturgie. En 1955, j’ai écrit cinquante et une antiennes à quatre voix mixtes et trois voix égales. C’était ma première commande.

Et peut-être la première fois que votre musique est éditée ?
Oui, les premières musiques sont éditées aux éditions du Cerf. Dans la même période, quand les frères de Taizé ont appris qu’il était possible de chanter le bon texte français du psautier de la Bible de Jérusalem, ils ont proposé au père Gelineau de se mettre à sa disposition, pour corriger les épreuves, enregistrer les mélodies, etc. Quand est paru ce second volume où il y avait mes antiennes, j’ai reçu une lettre de Taizé pour me demander si j’accepterais de travailler pour eux.
Taizé, comme communauté à cette époque, c’était dix personnes, même pas ?
Oui, une quinzaine, ils avaient, me semble-t-il, commencé en 1942. Moi je ne connaissais pas Taizé. Tout le monde connaissait Taizé mais moi, à Auxerre, je n’en avais jamais entendu parler. Or, à l’époque, il n’était pas question pour un catholique de participer au culte protestant et encore moins de composer de la musique pour leur liturgie. J’ai demandé la permission à mon évêque, Monseigneur Lamy, archevêque de Sens, qui m’a dit : « N’hésitez pas, c’est très bien. » J’ai donc donné mon accord.

À ce moment-là, les frères de Taizé vous ont demandé quoi ?
L’office de la nuit de Noël. Ils m’ont demandé d’écrire l’ordinaire de la messe, le propre de la nuit de Noël, le propre des dimanches après Noël, le propre de l’Épiphanie, et les répons pour la semaine de Noël. Cela a fait l’objet d’un disque. Le frère Roger avec le frère Robert et Max Thurian sont venus plusieurs fois chez nous à Auxerre à ce moment-là pour qu’on s’entende sur ce qu’il fallait composer.

Puis vous avez quitté Auxerre pour Paris…
Oui, en 1960. Je vous ai parlé de cette mercerie en gros fondée par mon arrière-grand-père. On était resté plus de cent ans, merciers en gros. On fournissait toutes les petites épiceries de campagne de trois départements. Dans les années 55, au moment où je commençais à travailler pour Taizé, des Prisunic et autres chaînes de magasins se sont installés dans toute la France. Les campagnes ont commencé à se vider et les petites épiceries ont disparu. Mon oncle qui dirigeait cette affaire est alors parti à Paris et m’a laissé la direction. Je me suis rendu compte assez rapidement que ça allait se terminer. Donc, j’ai écrit à un certain nombre de mes amis, dont le père Gelineau. Je lui ai demandé : si vous trouvez à Paris un métier qui ait trait soit au commerce, soit à la musique ou aux deux, pensez à moi. Six mois après, le père Gelineau déjeune avec l’abbé Julien, qui lui dit : j’ai l’intention de lancer une section disques aux éditions Fleurus, il me faudrait un garçon connaissant un peu le commerce et la musique. Alors le père Gelineau, se souvenant de moi, dit : « Vous devriez prendre contact avec Jacques Berthier. » Après le repas en question, l’abbé Julien me téléphone à Auxerre : « Est-ce que cela vous intéresserait de vous occuper de disques aux éditions Fleurus ? » Je dis : « Et comment donc ! Pouvez-vous me recevoir demain ? » – « Oui très bien ». Je prends le train, j’arrive rue de Fleurus, je vois l’abbé Julien, qui me dit en souriant : « Je n’étais pas en très bons termes avec votre père parce qu’il a fait, il y a quelque temps, un article dans la revue Musique sacrée intitulé : ‘Les dernières compositions de Goliath’» (l’abbé Julien se prénomme David…) ! Voilà le premier contact dans les cinq premières minutes ! Comme il avait beaucoup d’humour et n’était pas méchant, moi non plus, on s’est très bien entendu. J’ai été embauché. J’ai liquidé mon affaire à Auxerre en quelques semaines et je me suis installé à Paris.
L’abbé Julien avait un peu peur de voir arriver un compositeur, il m’a demandé, et c’était une des clauses de mon contrat, de ne pas éditer de ma musique chez Fleurus. C’était la condition, et je pense qu’il avait raison. Plus tard, en 1964, il m’a demandé de composer une messe (A 78) et une série de psaumes en français.

Revenons à vos compositions pour Taizé. À partir de quel moment avez-vous écrit ce qu’on appelle actuellement les chants de Taizé ?
Quand le frère Roger a lancé le « Concile des jeunes ». À Pâques 1974, on attendait quelques milliers de jeunes, il en est arrivé quinze mille de toutes les langues et cela a posé immédiatement un problème pour le chant de l’office…
Voilà, je retrouve dans mon catalogue : les premiers canons datent de 1975. Le frère Robert, se souvenant qu’il avait travaillé avec moi, quelques années avant, me téléphone, et me dit : « Voilà ce qui se passe : il y a dix langues différentes. Comment faire chanter tout ce monde ? » À l’époque, on prenait dans chaque langue le chant le plus connu : Nous chanterons pour toi Seigneur (K 38) pour les Français, un choral anglais, un choral luthérien pour les Allemands, etc. Mais ceux qui ne connaissaient pas la langue s’ennuyaient, ils ne pouvaient pas participer. Alors les frères de Taizé ont fait des traductions : mais cela n’a pas bien marché non plus. Jusqu’au jour où le frère Robert a fait chanter un canon de Praetorius Cantate domino. Il m’a appelé le soir même : « On a chanté un canon, c’était extraordinaire. Faites-moi immédiatement des canons sur Christus vincit, Magnificat, etc. » Le Magnificat, très connu, date de ce moment-là. Certains canons ont mêmes été dictés par téléphone ! C’était pendant les vacances de Pâques, les jeunes étaient là, il fallait aller vite. J’ai continué par la suite et cela a été le début d’une collaboration constante avec le frère Robert.

Il existe maintenant un genre « chants de Taizé ». Comment l’avez vous inventé et constitué ?
On était donc parti sur l’idée de canons : cela paraissait le plus simple. Puis je me suis dit : quand on entend le canon chanté, finalement c’est une suite de quatre accords harmoniques, et à la longue c’est fastidieux. J’ai pensé alors qu’il serait plus intéressant de faire ce que j’ai appelé des « ostinatos », c’est-à-dire des petites phrases, toujours en latin, de huit mesures. Cela donnait déjà un peu plus de possibilités musicales. L’ostinato de huit mesures qui revenaient sans cesse permettait de faire entendre des solistes en superposition qui apportaient diversité et nouveauté mélodiques.

Les ostinatos étaient généralement en langue latine pour être chantés par tout le monde, et seuls les solos étaient dans les langues vivantes ?
Oui, c’était l’intérêt de combiner ces langues. Le premier, je crois, a été Miserere mei. Pardessus se greffaient plusieurs mélodies en différentes langues et des parties d’instruments possibles, des doubles canons, etc. J’en ai fait des dizaines. On peut dire que tous ces chants se sont bâtis petit à petit. Frère Robert me disait : « A la prochaine saison on va chanter tel et tel chant. Je suis assuré d’avoir des solistes extraordinaires dans telle langue. Donc il faut que tu me fasses des versets en polonais ou en coréen. » Pour les langues européennes, c’était assez simple. Je lui demandais de me donner le texte qu’il voulait que je mette en musique en soulignant les accents de la phrase, et en me donnant la traduction mot à mot. Une fois que mes musiques étaient faites, j’allais à Taizé, ou bien les frères venaient à Paris avec des musiciens connaissant la langue en question. C’est comme cela que j’ai rencontré des musiciens de tous les pays du monde, des pasteurs japonais qui m’ont fait travailler ensuite, ou bien des gens de Prague qui m’ont demandé des musiques, etc. Je m’assurais alors que les accents étaient bien mis, que le texte était compréhensible, que je n’avais pas coupé le sens de la phrase. Souvent, il y avait des petites rectifications à faire mais minimes, par exemple changer un accent de place.
Un jour, j’ai dit au frère Robert : « On chante en latin mais on tourne un peu en rond, entre les Gloria, Adoramus, Miserere, etc. Pourquoi ne pas prendre aussi des petites phrases courtes à répéter mais en français, en anglais, en espagnol en italien ? »
C’est comme cela que ce genre de répertoire a continué avec des ostinatos dans les différentes langues. J’ai commencé par l’anglais. Je vois dans mon catalogue que c’était en 1979 avec Jesus remember me car à l’époque, il venait beaucoup d’Anglais et d’Américains à Taizé. Ensuite l’allemand puis l’espagnol qu’aimait beaucoup le frère Robert.

La demande de Taizé était-elle pour des moments précis de l’office ou de la liturgie ?
Non. Ou du moins je n’étais pas au courant de cela. Le frère Robert m’envoyait des textes, je ne savais pas à quel moment on allait les chanter et peut-être que lui-même ne le savait pas.

Au fond, vous avez assez peu composé pour la communauté de Taizé comme telle, vous avez davantage composé pour les jeunes qui viennent à Taizé.
Oui, c’est vrai. Et le travail se passait ainsi : frère Robert m’envoyait un texte, je lui renvoyais plusieurs musiques à choisir, les frères les écoutaient en petit groupe. Puis je recevais un coup de téléphone ou une lettre : « ils n’arrivent pas à prendre le si bémol, il y a un accord en ut et ça sonne mal », etc. Les pièces étaient donc revues un certain nombre de fois en fonction de ce que les jeunes arrivaient à en faire. J’ai là cinq ou six cents lettres du frère Robert qui témoignent de ce travail d’écriture « sur mesure ».

Le père Gelineau, pour les psaumes a opté pour une musique modale. Avez-vous choisi plutôt une musique tonale pour Taizé ?
Non, il y a les deux. À Auxerre, on chantait du Grégorien bien sûr, du Palestrina et de la musique classique. Ce style de musique m’est resté dans la tête pour écrire aussi bien les chants de Taizé que les antiennes et les autres chants. Je crois aussi que la chanson populaire traditionnelle m’est restée très proche. Avec Marie Noël, mon père avait recueilli des centaines de chansons auprès des vieux paysans dans les campagnes, j’en ai encore un gros dossier dans mes placards. Jusqu’en 1940, nous allions chanter ces chansons dans le diocèse au bénéfice des paroisses de l’Yonne avec notre schola costumée en bourguignons ! Depuis mon mariage, le folklore vivarais est venu s’y ajouter avec des centaines d’autres mélodies recueillies par Vincent d’Indy et Guy de Lioncourt, que nous chantions l’été, en famille. Je pense que si j’ai un certain goût à chercher des mélodies chantantes, je le dois à tout ce folklore accumulé. Un jour, un moine m’a dit que certaines de mes hymnes sentaient le champignon !

Mais vous avez composé, pour flûte et orgue notamment, dans un style très moderne.
Oui, d’ailleurs mes premières compositions religieuses étaient plus modernes que celles de maintenant.

Comment expliquer cela ?
C’est très simple : à partir du moment où un chant est destiné à des gens qui ne savent pas la musique, le tout venant d’une assemblée liturgique moyenne, je me suis rendu compte qu’il faut simplifier au maximum. Je pense au Psaume 150 que j’avais écrit avec une recherche harmonique intéressante ; il faut vraiment que ce soit une chorale exercée qui le chante, une maîtrise, par forcément très calée, mais enfin bien dirigée. Il n’était pas pensable de faire chanter cela par une foule. À partir du moment où l’on fait chanter une assemblée, il faut absolument simplifier.

Avez-vous du goût à composer de la musique de style plus contemporain ?
Oui, parce que chaque fois que je simplifie ainsi, cela m’ennuie un peu.

Mais vous n’avez pas de demande pour la musique contemporaine ?
Trop rarement, et c’est pourquoi que je réclame des textes au père Rimaud afin de pouvoir écrire autre chose !

Pourtant, vous avez eu une commande pour le congrès « Musique et célébration » de 1977.
Le père Gelineau m’a demandé de composer pour ce congrès deux choses : l’hymne Fais paraître ton jour, et le Psaume 65. Ces pièces furent vraiment mes premiers chants pour une grande assemblée chrétienne : quelque chose d’important et de plus construit.

C’est la première fois que vous étiez devant un texte aussi long ?
Oui, Fais paraître ton jour est vraiment le premier chant liturgique que l’on m’ait demandé pour une grande assemblée chorale et avec instruments. Il a marché tout de suite et a été repris un peu partout.
Par contre, le Psaume 65, seconde pièce commandée pour ce congrès de 77, une œuvre importante qui durait dix minutes, n’a pas eu de suite, parce qu’il faut vraiment une occasion particulière pour le chanter. En 1977, l’église Saint-Sulpice était remplie de congressistes, tous musiciens, et l’on avait derrière le chœur une chorale d’une centaine de chanteurs avec deux orgues et des trompettes, donc on pouvait faire quelque chose d’un peu plus construit. Mais en composant ce psaume, je n’étais pas sûr qu’il serait beaucoup chanté par la suite.

À partir de ce moment, on vous demande d’écrire pour la liturgie monastique.
Oui, cela a commencé en 1976. C’est le Livre d’Heures de l’abbaye d’En-Calcat qui m’a demandé des hymnes. À cette période, j’ai mis en musique : Toi qui ravis le cœur de Dieu, Tu as triomphé de la mort, Sois fort, sois fidèle Israël, Voici le temps du long désir, etc.

On a l’impression que pour la liturgie des Heures, vous n’écrivez pas dans le même style que pour Taizé ou pour de grands rassemblements.
C’est vrai ! Je compose en fonction des gens qui vont chanter. Je fais des différences entre les monastères. Je n’écris pas la même chose pour En-Calcat, Landévennec ou Maredsous. Ce n’est pas la même communauté, ni le même chant, donc je ne fais pas la même musique. C’est encore plus vrai quand il s’agit de communautés féminines.

Il doit vous arriver d’avoir envie de composer ce que vous aimez et non pas ce qu’on vous commande.
Oui, mais il y a toujours des commandes et le temps manque.

Et quand il s’agit de l’orgue ?
Même les pièces d’orgue sont des commandes. Je parle de cinquante pièces en deux recueils édités chez Leduc. Jean-Yves et Daniel Hameline m’ont demandé un jour : « Jacques, on a besoin de petites pièces courtes pour la liturgie, pour conclure une homélie ou pour l’offertoire, une minute à une minute quinze. Faites-nous ça. » Je l’ai donc fait. Je voulais en écrire cent mais je me suis arrêté à cinquante ! J’aime bien les grands nombres. J’ai écrit ces cinquante pièces presque toutes ensemble. J’en ai commencé plusieurs à la fois. Lorsque cela a été fait, les deux frères Hameline sont venus à ma tribune d’orgue à l’église Saint-Ignace, un soir après dîner. Je leur ai joué les pièces une à une ; eux, ils ont trouvé les titres. Les six premières étaient sur la mélodie du choral K 38 Nous chanterons pour toi Seigneur, en l’honneur de Daniel Hameline qui en avait écrit les paroles.
Par la suite, j’ai eu une autre commande d’un éditeur américain de Chicago, celui qui édite les chants de Taizé aux États-Unis (GIA). Il m’a demandé trente-six pièces d’orgue sur des thèmes de chorals luthériens. Je viens de corriger les épreuves.
J’ai aussi écrit des quantités de pièces pour flûte et orgue. Elles viennent également d’un besoin. J’étais organiste à l’église Saint-Ignace. Mon orgue Cavaillé-Coll ne parlait presque plus. J’avais trois jeux au grand-orgue qui marchaient encore, à peine un bourdon au positif, et quand je sortais tout ça il n’y avait plus de son et je ne pouvais plus jouer. J’apprends un jour que Geneviève Nouffiard, flûtiste professionnelle, vient à la messe à Saint-Ignace. Immédiatement, j’ai eu l’idée de faire des pièces pour flûte et orgue. Et chaque semaine, je lui écrivais la pièce que nous interprétions le dimanche suivant. J’ai écrit aussi pour des chorales. Je pense à Genèse de La Tour du Pin qui m’a été demandé par l’ensemble vocal de Neuilly, un petit oratorio. Mater dolorosa sur le texte du Stabat mater demandé aussi par l’ensemble vocal de Neuilly. Il a été enregistré par l’École Maîtrisienne des Pays de Loire à Angers sous la direction de Bertrand Lemaire.

Oui, le père Beyron en a fait une excellente recension dans Célébrer (n° 219, p. 49).
Ce Stabat est aussi au répertoire de la maîtrise de Colmar. La Cantate en forme de croix aussi est une commande de Jean-François Duchamp pour les Petits chanteurs de Lyon. Mais à mon goût je n’ai pas assez de ces commandes-là pour des interprètes de très bon niveau.
D’ailleurs, les assemblées ont tellement l’habitude de chanter des choses faciles de moi que j’ai toujours peur quand je lance des pièces plus élaborées qu’elles soient mal reçues.

Ne serait-il pas bon que vous preniez du temps pour écrire la musique dont vous avez envie, même si elle n’est pas jouée ?
C’est une affaire difficile. Mes armoires sont pleines de musiques écrites par mon beau-père qui n’ont jamais été interprétées. Il y a un opéra de six cents pages, des quantités de symphonies, de trios, de quatuors. Tout cela dort et il est jamais joué. Je préfère de beaucoup composer pour des personnes que je connais. Même pour un ensemble instrumental.

Vous avez beaucoup de collègues organistes de très bon niveau qui pourraient jouer votre musique.
Je suis très axé sur la liturgie. Je ne vois pas à quoi cela servirait d’écrire des œuvres de concert pour mes collègues organistes qui en ont déjà des quantités à leur disposition. Par contre, pour la liturgie actuelle, il n’y a pas grand-chose. Les pièces qui vont sortir aux États-Unis sont contemporaines, comme j’ai envie d’écrire aujourd’hui.

Quel est le secteur où vous aimeriez avoir des commandes ?
Ce qui m’intéresse, c’est ce que j’ai fait avec Didier Rimaud, la Cantate en forme de croix, ou peut-être des pièces de dimension plus réduite. Je cherche à mettre à la disposition des chorales et des instrumentistes parce qu’il y a beaucoup de bons instrumentistes maintenant – des œuvres relativement faciles d’accès et plus contemporaines. Il y a peu de répertoires de ce niveau-là. Les compositeurs contemporains font des choses trop compliquées qui ne sont pas accessibles à bien des maîtrises ou des chorales qui ont peu de temps pour travailler. Il y a une grande différence entre les chorales et instrumentistes amateurs et les ensembles professionnels. Ma musique est peu jouée par les professionnels. Et je pense que la musique d’Ohana, d’Ibarrondo ou d’autres compositeurs contemporains est trop difficile.

Les musiciens professionnels coûtent cher aussi. Alors que vous composez le plus souvent pour des quasi bénévoles.
C’est le cas presque général de la musique liturgique ! Je ne veux pas dire que les musiciens professionnels ne cherchent que la rémunération mais je trouve plus sympathique de s’adresser à de bons amateurs, des jeunes premiers prix des conservatoires, instrumentistes, qui sont pleins d’ardeur et capables d’enthousiasme. Je me souviens de la création de la Cantate en forme de croix à Lyon où je voyais le pianiste qui était remarquable, l’ondiste aussi (ondes Martenot) enthousiasmés de participer à cette création alors qu’ils étaient modestement rémunérés.

Certains compositeurs ou interprètes de haut niveau pensent que c’est de la démagogie de vouloir faire chanter l’assemblée dans la liturgie, et qu’il vaudrait mieux confier cela à des professionnels, qu’en pensez-vous ?
Je crois que ces gens ne connaissent pas la question. À partir du moment où le Concile a dit qu’il fallait que le peuple chante, et bien le peuple va chanter, et il n’arrêtera pas, bien au contraire. Il faut donc essayer de lui fournir ce qui convient à la prière liturgique d’aujourd’hui.

Est-ce que vous aimez la voix d’une assemblée qui chante ?
Une grande assemblée qui chante bien, certainement. Mais je suis souvent déçu. Quand j’entends chanter mes pièces à la messe télé le dimanche je suis attristé. Quand on est dans le feu de l’action, c’est probablement différent, on laisse passer plus facilement les choses. Parfois j’entends des cantiques horribles, mais je vois que les gens prient. Alors je me dis que ce n’est peut-être pas si mal. J’ai accompagné aux dernières vacances des chants que je n’aime pas. J’étais à l’orgue et quand toute l’assemblée chantait, dont beaucoup de jeunes très convaincus, c’était bien.

Quand le Concile est arrivé, et le chant du peuple en français, comment avez-vous vécu cela ?
Ce n’était pas un problème pour moi. Musicalement, cela n’a pas changé ma vie. Bien avant le Concile, je composais déjà en français. Mon père avait été un des premiers à composer des cantiques. J’ai accepté les décisions de Rome avec espoir. Mais je ne peux passer sous silence le fait que mon archiprêtre, dans les années 1958-1959 m’a demandé de ne plus jouer de pièces d’orgue ni de faire chanter de grégorien et de borner mon rôle à accompagner les cantiques de l’époque. Cette décision m’a profondément affecté. Non seulement personnellement mais aussi pour l’avenir de la musique dans « notre » cathédrale. Ce fut une des raisons de mon départ d’Auxerre. Arrivé à Paris, à l’église Saint-Ignace, j’ai mieux compris le but de la réforme liturgique, grâce au père Gelineau surtout.

Certains compositeurs disent qu’on ne peut pas faire de bon chant avec la langue française.
Je reconnais que j’ai beaucoup de facilité à composer sur des textes en latin. C’est pourquoi j’ai fait des pièces chorales en latin. Quand j’utilise le latin, le Stabat Mater, par exemple, je fais un peu comme avec un instrument. Je me sers des syllabes pour appuyer le rythme. On peut couper les mots en deux, faire des reprises comme on en a envie sans altérer trop le sens. Tandis qu’en français il faut comprendre, il faut respecter la prosodie.

En latin, on a la possibilité de n’écouter que le son, tandis que dans les langues vivantes on est obligé d’écouter le sens.
C’est difficile d’écrire pour le français mais beaucoup de très grands musiciens y ont réussi : Debussy, Duparc, Fauré, Poulenc et tant d’autres.

Il y a aussi la tradition protestante avec Goudimel. Plus récemment Honegger, Darius Milhaud, tous des non catholiques il est vrai. Vous improvisez très bien à l’orgue.
J’ai étudié l’improvisation. J’ai pris des cours d’orgue à l’école César Franck avec Edouard Souberbielle qui a été le professeur d’Isoir, Chapuis et autres grands noms de l’orgue. C’était un professeur extraordinaire, lui-même élève d’un professeur dont l’enseignement se rattachait à la tradition issue de J.-S. Bach. J’ai travaillé l’improvisation avec M. Malherbe qui était un organiste de Paris, très bon technicien de l’improvisation. Il m’a appris à choisir un thème et à le manipuler, à en prendre deux ou trois notes seulement, à le traiter à l’envers. Il enseignait aussi l’accompagnement, c’était le même cours. J’ai appris que l’important dans l’accompagnement, c’est de ne pas accompagner les notes de passage. Tout le monde ne comprend pas cela. C’est difficile à expliquer. Je ne sais pas si je serais un bon professeur…

Quand vous composez, le faites-vous au piano ou bien la musique vient-elle en lisant le texte ?
C’est vraiment le texte qui me fait faire la musique, toujours. Puis le style général, et les destinataires. Quand j’écris pour le pèlerinage des polios à Lourdes, je n’écris ni pour un monastère ni pour les scouts. Je regarde d’abord le texte, comment il est construit, le style et ce qu’il y a dedans. Je cherche en général à bâtir le refrain. Je vois comment cela peut se goupiller, parce que c’est surtout ça qui va être chanté. En général, les harmonies viennent avant la mélodie.

Au piano ?
Soit au piano soit dans le silence. Cela dépend. S’il fait beau, je vais au jardin du Luxembourg à côté de chez moi. Je compose bien à la campagne, j’ai plus de temps et je suis tranquille pour des pièces plus longues.
Par exemple, pour le dernier texte que le père Rimaud m’a confié, j’ai fait l’harmonie, l’accompagnement, puis la mélodie ; sur quelques accords, je fais des airs très différents comme rythme et comme dessin mélodique. J’ai déjà fait cela pour de nombreux chants : j’écris l’accompagnement puis je fais cinq ou six versets différents. L’accompagnement n’étant là que comme un support, solide.
Je repense à ce texte de Musset qui dit qu’il faut être compréhensible par les professionnels et par la foule. Il faudrait faire lire ce beau texte aux musiciens qui craignent de s’abaisser en composant pour le peuple. Musset déjà disait cela en 1836.
Messiaen m’a dit : « Vous avez de la chance de pouvoir faire cela. Moi, je ne peux pas, je suis trop connu et les gens ne comprendraient pas. » Mais il aurait souhaité composer pour le chant d’assemblée. Langlais avait commencé à écrire pour l’assemblée de très belles choses et il n’a malheureusement pas poursuivi.

Madame Berthier : Il faudrait vraiment dire aux jeunes compositeurs professionnels qu’on peut écrire une musique pour l’assemblée comme un service liturgique et qu’on peut continuer à écrire une autre musique, ce n’est pas du tout incompatible.
Propos recueillis par Pierre Faure et Didier Rimaud.

Kommentare

Anonym hat gesagt…
Sehr interessantes Interview. wn

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